Entretien avec Pascal Froissart, enseignant-chercheur au GRIPIC, un laboratoire de recherche au Celsa. Auteur de La Rumeur. Histoire et Fantasme, il enseigne sur des thématiques comme les fakes news et leur place dans la conception des sociétés modernes.
Les fake news sont qualifiées comme un des combats prioritaires de l’éducation aux médias, mais ce phénomène de circulation de fausse information est-il si nouveau ?
P.F. : La question de la circulation de l’information du vrai et du faux est quelque chose de très ancien. En particulier en terme militaires : ce qui est une victoire ou une défaite, comment qualifier une menace. On trouve des traces dans les œuvres de Sun Tzu (au VIe siècle avant J-C). La nouveauté, c’est qu’on a doté le concept de fake news avec des caractéristiques particulières qui représentent le côté massif. La rumeur comme la fake news répond à cette catégorie très floue de ce qu’est la masse. On parle de rumeur à partir du moment où cela concerne un groupe. Cela correspond à un phénomène de masse, de perte de contrôle, on ne sait plus combien de personne connaissent l’information. Une fois ce stade atteint, au lieu de dire c’est une information fausse on va dire c’est une fake news.
Y a-t-il une réelle différence entre la rumeur et la fake news ?
En premier lieu, la différence se joue dans la dénomination. Le mot existe en français – « fausse nouvelle » – mais on ne l’utilise pas car ce qui se cache derrière fake news fait référence à quelque chose de très précis : les années Trump. Avant, le mot n’était pas employé dans ce sens. Dans le sens de Trump, c’est une quasi accusation de gauchisme ou d’opposition à l’égard de médias qui ne marchent pas dans son sens. Ce qui renvoie à une charge plus négative. Fake news est un terme bien plus fort que « fausses nouvelles ». Il accuse une intentionnalité derrière la désinformation, quand « fausse nouvelle » laisse place au doute, à l’erreur. Maintenant, les fake news (contrairement aux rumeurs) sont traduites d’une langue à l’autre, elles circulent à toute allure mais c’est aussi plus facile de les contrer. Il suffit de chercher sur Internet et vous trouvez que cela a déjà été utilisé, prouvé. Les technologies changent les règles du jeu sans véritablement changer le fond : la peur de l’autre, le repli communautaire, le nationalisme. On a peur que la banalisation de ces discours soit une porte d’entrée vers le passage à l’acte.
Les rumeurs, « fausses nouvelles » ou bien fake news, ne seraient-elles pas des témoins de notre histoire au cœur d’une société hyperconnectée ?
A partir du XXème siècle, des récits sont qualifiés de rumeurs, qu’on peut contrôler ou combattre. Dans les années quarante, les grands récits populaires sont combattus grâce au journalisme. Des dispositifs se mettent en place, les ancêtres des agences de fact checking naissent aux États-Unis dans le contexte de la guerre mondiale. On les qualifie de rumeur pour les déconstruire.
Les informations erronées ont toujours fait partie de la société mais on a le sentiment que la caisse de résonance est plus forte aujourd’hui ?
Cela fait partie du débat sur l’utilisation du numérique. Le numérique a changé pas mal de choses car il s’est abstrait des lois sur la liberté d’expression mises en place en 1881. Elles régissaient tous les supports écrits français. Puis sont arrivés les réseaux sociaux qui ont réussi à faire croire, au début des années 2000, avec leur capacité à discuter et produire du débat, que ce n’était pas de la communication publique, mais de la communication privée. Les législateurs européens sont tombés dans le piège. Encore aujourd’hui, le droit européen d’expression n’est pas à l’œuvre sur les réseaux sociaux. On ne peut pas demander à Facebook de retirer un contenu car cela va à l’encontre du droit français, puisque cela répond à des lois internes selon la localisation du siège social. Cette extraterritorialité fait que les lois sur la presse ne s’exercent plus du tout. Par exemple, le délit de fausses nouvelles, puni par la loi française, ne peut pas s’exercer sur les plateformes ; c’est surtout que le temps de chercher un avocat, le mal est fait. Dans le droit européen, il y a un rôle de directeur de la publication qui est responsable pénalement. Ce qui n’existe pas sur les plateformes. Mark Zuckerberg n’est pas directeur de publication mais président d’un conseil d’administration qui fait – selon ses dires – du stockage de données. C’est comme ça qu’ils se défendent. Le Digital Service Act (DSA, un texte européen visant à responsabiliser les plateformes) et le Digital Market Act (DMA, texte européen pour lutter contre le monopole des GAFAM), vont ramener des phénomènes de régulation.
L’émotion tient une place importante dans la propagation des fake news, quelle place avait-elle pour la rumeur ?
Mettre de l’émotion et mettre du soi, du vivant, dans la moindre parole que nous prononçons est un phénomène humain. Donc, ce n’est pas propre aux rumeurs. Il faut aller chercher du sentiment, quelque chose qui nous relie. On ne dit pas : « 2 + 2 = 3 », ça n’intéresse personne. Par contre, si je dis, « Oui, tu sais, machin, il m’a dit que 2 + 2 = 3, et que c’est vrai, et qu’il a réussi à le démontrer, et qu’il a enfin trouvé… », là, tout d’un coup, il y a l’impression d’un seul contre tous. L’intelligence, le génie, des tas de figures qui apparaissent dans le discours et peuvent être intéressantes pour raconter l’histoire. Il y a toujours un appel aux croyances et à la véracité. Voir quelque chose de semblable à la véracité. Il faut une perturbation, l’évidence ne circule pas, que ce soit dans l’information ou les rumeurs.
Aujourd’hui, certaines actions de désinformations sont réalisées à des fins d’ingérence, notamment en période électorale. La rumeur avait-elle le même but ?
Dans le domaine militaire, c’est certain. On ne le qualifiait pas véritablement de rumeur. Mais par exemple, la contre-information, les opérations psychologiques, dans le domaine militaire étaient déjà très organisées. Il y avait aussi ce qu’on appelait des officines, c’est-à-dire des instituts, qui publiaient des documents plus ou moins faux, plus ou moins vrais, orientés en fonction de certains intérêts. Dans l’espace public, cela existait auparavant, mais de manière moins organisée, il y avait du collage d’affiches. C’est un très bon moyen pour diffuser des informations, des rumeurs, et des peurs.
Dans votre livre La Rumeur. Histoire et fantasme, vous évoquez le fait qu’on peut être complice de la rumeur…
On peut se rendre complice de la rumeur dans le sens où on donne du crédit à l’idée qui circule. Le fait d’être complice intervient à partir du moment où on n’interroge pas ce qu’est une rumeur par rapport à une information, un tuyau, un ragot ou un commérage. Par exemple, la rumeur d’Orléans (au sein de la rue de Bourgogne, des femmes seraient enlevées dans les cabines d’essayages de magasins par le biais de trappes puis amenées à l’étranger et être prostituées. Les six commerces concernées avaient des propriétaires juifs), est un récit qui circule beaucoup dans l’espace folklorique européen. Edgar Morin la traite dans son livre paru en 1969, donc on en parle. Plus une rumeur est traitée, abordée, plus elle se propage. Ce n’est pas la rumeur qui fait date mais quand on essaie de la combattre, de lui donner une vérité, une actualité ou une réalité. Le point de vue utilisé pour en parler devient le moyen de propagation de la rumeur. Et cela plus que la rumeur en elle-même.
Propos recueillis par Vincent Grillon @VincentGrlln_