Depuis les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard par des terroristes islamistes, la peur s’immisce dans le cœur des professeur·es. Pour la première fois en France, ces dernier·es craignent leurs propres élèves. La Fabrique de l’Info s’est intéressée à la situation de ces enseignant·es en première ligne du combat républicain.
Il avait un marteau dans son sac à dos. Un détail. Il en dit pourtant long sur la terreur ressentie par Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie dans le Val-d’Oise, les derniers jours avant son assassinat par un islamiste. Une peur qui prend les tripes, désormais devenue banale au sein du corps professoral. Les chiffres sont accablants. Il y a quelques mois, plus de la moitié des enseignant·es déclaraient « s’être déjà auto-censuré·es dans leur cours, pour éviter tout incident déclenché au nom des convictions religieuses ou philosophiques ». C’est 20 points de plus qu’en 2018.
Mais ce n’est pas tout. Quatre sur cinq disent avoir peur d’affronter des situations conflictuelles avec des élèves. Un cas de figure qu’ont connu·es pas moins de 80% d’entre elles et eux. Les risques ne se limitent malheureusement pas à la simple contestation. Un·e professeur·e sur cinq a subi des agressions physiques ou verbales pour raisons religieuses, que ce soit de la part de ses élèves ou de leurs parents. Egalité Femme-Homme, laïcité, Shoah, guerre d’Algérie, les sujets de discorde sont toujours plus nombreux. Face à cette situation, des enseignant·es « oublient » des passages du programme, se taisent, bref, courbent le dos et baissent les bras.
La théorie au secours de la pratique
Poitiers, lundi 16 octobre. Le soleil brille, l’air est doux. Pourtant, les mines sont grises, les regards concentrés, à l’atelier de formation sur la liberté d’expression organisé par l’Académie. Une douzaine de professeur·es locaux ont fait le déplacement. Derrière les sourires de façade, plane l’ombre du drame. Trois jours plus tôt, un professeur, Dominique Bernard, était assassiné dans les mêmes conditions que Samuel Paty, trois ans auparavant, jour pour jour. Alors, une fois de plus, la terreur s’est étendue. SMS laconiques, mails concis, les annulations d’interviews se sont enchaînées. Beaucoup n’osent plus être filmé·es. Certain·es, refusant de ployer face à la menace, ont tout de même accepté de répondre à nos questions face caméra. Et tous·tes se sont rendu·es à l’atelier.
Une professeure d’histoire-géographie au collège, Lydia Combeaud-lunel, est en charge de l’événement. Objectif : montrer en pratique aux enseignant·es comment organiser un cours sur la liberté d’expression. Une situation stressante, où beaucoup sont désemparé·es. Liens Internet sur lesquels s’appuyer, jeu numérique, débat mouvant, ateliers tournants avec mise en situation, les exercices s’enchaînent. Derrière les activités d’apparence ludique, des enjeux de taille se profilent. Donner les clés aux élèves pour exprimer un jugement moral, comprendre le fonctionnement d’une rumeur, organiser une discussion constructive, autant de choses nécessaires au bon fonctionnement d’une classe.
Des inquiétudes en pagaille
Puis, c’est au tour des enseignant·es de faire part de leurs inquiétudes. Manque d’esprit critique chez les étudiant·es, réseaux sociaux dès le plus jeune âge, bulle informationnelle. « En fait, les élèves nous écoutent, mais ils mettent ce qu’on leur dit à égalité avec ce qu’ils voient sur Internet », déplore l’enseignant d’une classe de 5ème. À sa droite, une professeure d’histoire-géo renchérit. « Pour moi au-delà des problématiques venues des élèves, c’est surtout le manque de temps et le nombre d’élèves par classe le souci. Comment peut-on organiser un débat efficace dans une classe de 35 élèves avec 1 h 30 de disponible par trimestre ? » Autour d’elle, beaucoup acquiescent. Remonté·es, certain·es n’hésitent pas à couper la parole à l’organisatrice. Lorsque sont abordés les sujets polémiques en classe, le nom de Paty est sur toutes les lèvres. Un professeur documentaliste résume dans un souffle la pensée générale : « L’auto-censure c’est triste mais c’est devenu nécessaire pour se protéger ».
La froide réalité du terrain
Interrogé·es sur l’utilité de cet atelier, beaucoup bottent en touche. « Ces outils théoriques sont compliqués à imaginer et à mettre en place dans nos salles de classe respectives. Moi par exemple, je suis enseignante dans un lycée professionnel de banlieue, et la semaine dernière j’ai été menacée physiquement par un élève qui refusait de me donner raison parce que je suis une femme. Savoir réagir à ça, je ne peux pas l’apprendre dans une conférence. »
Mais toute cette conjoncture n’est pas récente. En 2004 déjà, un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale alerte le gouvernement de ces dynamiques d’auto-censure, alors cantonnées à certains quartiers prioritaires. Vingt ans plus tard, la problématique s’est généralisée sur l’ensemble du territoire jusqu’à devenir un phénomène de masse inédit dans l’histoire française. Pour la première fois, les professeur·es ont peur de leurs propres élèves, la salle de classe n’est plus un sanctuaire, et chaque parole doit être soigneusement soupesée. Un véritable problème de société pour Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur de l’Éducation nationale et auteur du livre Les Profs ont peur, qui appelle à un sursaut général et nous a accordé une interview sur les causes de cette peur.
« Il y a aujourd’hui une démission silencieuse dans l’institution scolaire. Face à un entrisme salafo-frériste, qui est bien documenté et signalé notamment par le CIPDR (Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation), les professeurs se retrouvent bien solitaires en première ligne. Et bien souvent, par manque de moyens et de soutiens, par lassitude et par peur, ils ne signalent plus les incidents. C’est tout de même le cas de plus de la moitié des professeurs en 2023 ! Et notamment de ceux qui sont les plus touchés, c’est-à-dire, les jeunes professeurs, celles et ceux qui enseignent l’histoire géographie, et celles et ceux qui travaillent en quartier prioritaire. »
Il faut quitter cette politique du « pas de vague ».
Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur de l’Éducation nationale et auteur du livre Les Profs ont peur.
Jean-Pierre Obin poursuit : « Cet entrisme au sein de l’école a mené à une radicalisation d’une partie des élèves musulmans. Les chiffres sont mauvais. Deux tiers d’entre eux pensent les lois de l’Islam supérieures à celle de la République, seul 22% sont favorables à la liberté de critiquer les religions, et 25% ne condamnent pas totalement le meurtre de Samuel Paty. Cela s’accompagne aussi de mentalités très conservatrices en opposition avec le contenu des cours, comme sur les droits des homosexuels ou sur la mixité Homme-Femme. »
« Face à cette situation complexe, une solution est de rétablir une sécurité pour les enseignants, en prenant des décisions au niveau national comme ça a été fait par Gabriel Attal sur l’abaya, ce qui leur permet de s’abriter derrière la loi. Il faut aussi en règle générale quitter cette politique du ‘pas de vague’ qui se contente de cacher les problèmes au lieu de les régler, et mieux former les enseignants », conclut-il.
Le crayon censuré au même titre que la plume
À l’instar des enseignant·es armé·es de leurs craies, les dessinateurs de presse sont une cible de choix pour les censeurs en tout genre. Depuis sa librairie bordelaise la Mauvaise réputation, le caricaturiste gouailleur paré de sa moustache et de son crayon, Urbs témoigne :
« Si les dessinateurs de presse sont aujourd’hui en première ligne, c’est parce qu’un terroriste ne lit pas d’articles, par contre un dessin c’est accessible à tout le monde, et surtout se diffuse plus facilement. Après, je ne trouve pas qu’il y a plus de censure en ce moment, parfois au contraire les rédactions ont tendance à se montrer plus audacieuses, notamment avec le Bataclan qui a beaucoup choqué par l’ampleur du massacre. Cela dit, ça ne m’a pas empêché de recevoir plus d’une dizaine de menaces de mort au cours de ma carrière, de la part d’islamistes ou de militants d’ultra-droite, qui ont même été jusqu’à menacer mon entourage. »
Pour le dessinateur, « il y a toujours eu deux sujets polémiques en France : la religion et l’armée/police. Et il y a toujours eu des critiques sur les caricatures, notamment de la part des catholiques ou de l’extrême droite, la différence aujourd’hui c’est qu’on est passé des procès aux attentats. Les gens qui ne comprennent pas les dessins de presse et accusent à tour de bras, ne réfléchissent tout simplement pas. Il est tellement plus facile d’être “choqué” que de chercher à comprendre ce qui est dénoncé en filigrane. »
« Par exemple, moi je fais de l’éducation aux médias par l’intermédiaire d’interventions avec Cartooning for peace, dans des lycées, raconte Urbs. Et une fois une lycéenne m’a accusé de racisme à cause d’un dessin sur le jeune enfant syrien Aylan, retrouvé mort sur une plage en 2015. Cette élève n’a tout simplement pas réfléchie. Ce n’est pas le dessin qui est critiquable, mais plutôt la situation en elle-même. Il ne faut pas déplacer la responsabilité sur le dessinateur. Ce dernier doit rester droit dans ses bottes et conserver toute sa liberté de ton. »
Et maintenant ?
357. C’est au 19 octobre le nombre officiel de perturbations et contestations survenues dans les classes de France lors de la minute de silence en hommage à Dominique Bernard. Des dizaines de cas relèvent « d’apologie du terrorisme ». Au même moment, sur X (ex-Twitter), des centaines de personnes, dont beaucoup d’aspirant·es professeur·es, témoignent de la peur qui les gagnent à leur tour.
Un effroi qui met encore un peu plus en danger une profession déjà fragilisée et ô combien importante. L’effroi. Un mot utilisé par Gaëlle Paty, sœur de Samuel Paty, pour caractériser la situation. Et de déplorer au micro de franceinfo : « C’est très simple, c’est trop simple un prof à tuer ». L’autre sœur du professeur assassiné, Mickaelle Paty, ajoutera devant le Sénat dans un vibrant réquisitoire « il faut bien reconnaître que défendre les valeurs républicaines est bel et bien une prise de risque. Le dernier condamné à mort pour blasphème en France n’est plus François-Jean Lefebvre de la Barre, exécuté en 1766 à Abbeville. C’est désormais Samuel Paty, exécuté en 2020 à Conflans-Sainte-Honorine. Si la mort de mon frère avait servi à quelque chose, Dominique Bernard serait encore là ».
Yohan Chable @ChableYohan
Rémi Paquelet @rpaquelet1