Pour comprendre quel rapport les 7-11 ans, délaissé·es de l’éducation aux médias et à l’information, entretiennent avec le monde journalistique, la Fabrique de l’info s’est rendue à Lormont dans une classe de CM2 et s’est entretenue avec des spécialistes.
« Combien d’entre-vous ont déjà des portables ? ». Dans la classe de l’école Jean Rostand, dans un quartier défavorisé de Lormont (Gironde), douze mains sur vingt-et-une s’empressent de se lever face à nous. Étiré·es de tout leur long, les élèves de CM2 sont fier·es de détenir un téléphone, souvent synonyme de premiers pas vers l’adolescence. Au premier rang, une élève fait la moue : « J’en aurais bientôt un », se justifie-t-elle.
Qu’ils ou elles en détiennent un ou pas, les enfants en utilisent quotidiennement. Les 7-12 ans passent en moyenne 3 h 50 par jour devant les écrans. Téléphone portable, tablette, ordinateurs, télé. Le numérique les entoure et les captive. À l’image des adolescent·es, ils et elles se perdent sur Youtube, rient devant des vidéos TikTok et double-cliquent sur des photos Instagram. Lorsque nous demandons aux enfants s’ils ou elles ont un compte personnel sur un ou plusieurs réseaux sociaux. Nous nous apercevons que la question n’est pas simple pour elles et eux. Beytullah nous demande « ça compte Youtube ? ». Sans forcément en avoir conscience, 40 % des enfants en primaire ont déjà un compte sur les réseaux sociaux, selon une enquête YouGov relayée par Phonandroid.
Au milieu des publications de leurs ami.es et de leurs influenceur.euses préféré.es, les enfants sont confronté·es à des images et vidéos relayant l’actualité. Parfois violentes, potentiellement fausses ou truquées.
40 % des enfants en primaire ont déjà un compte sur les réseaux sociaux.
Enquête YouGov relayée Phonandroid
Face à ces images, ils et elles sont peu à avoir les outils nécessaires pour distinguer une vraie d’une fausse information ou même pour comprendre ce qui leur est montré. Et pour cause, « peu d’ateliers d’éducation aux médias sont dispensés aux élèves du premier degré », explique Isabelle Martin, présidente du CLEMI Nouvelle-Aquitaine. Ces cours, où les enfants sont dans la peau de petit·es journalistes, leur permettent de se façonner un esprit critique pour « qu’ils et elles ne soient pas submergé.es par la masse d’informations », indique Eric Bonneau enseignant et formateur d’éducation aux médias en école primaire.
Pourtant, les élèves dans la classe en préfabriquée de l’école Jean Rostand, pour la plupart issu·es de familles immigrées, ne manquent pas d’intérêt pour les médias et le métier de journaliste. « Vous êtes les journalistes ? », nous demande Beytullah à peine le portail de l’école franchi. Une fois installé·es sur leurs chaises, les questions des enfants fusent : « Comment récupérez-vous l’information ? », « Pourquoi vous avez voulu devenir journaliste ? », « Vous passez à la télé ? »
Des interrogations, parfois déroutantes, auxquelles le programme scolaire du premier degré ne consacre pas de temps. Au collège, le ou la professeur.e documentaliste a pour mission la sensibilisation à l’information. À l’école primaire, face aux fondamentaux que sont lire, écrire, compter et respecter autrui, l’EMI passe au second plan. « On bataille avec le CLEMI pour que l’Éducation nationale nous donne une place dans le programme scolaire mais ça reste marginal », se désole Eric Bonneau. Aujourd’hui peu de professeur·es sont formé·es aux questions médiatiques. L’EMI ne figure pas davantage dans la formation initiale des enseignant·es.
La pédagogie inversée
Pour combler ces lacunes, le CLEMI intervient auprès des enseignant·es pour les sensibiliser au domaine. Eric Bonneau le faisait il y a quelques années. Dans son projet « classe radio », il mettait en place deux jours de formation par an à destination des enseignant·es. Mais par manque de temps et de personnel, la formation préalable à l’atelier ne se fait plus. Il intervient toujours auprès d’élèves. Dans ses ateliers, l’enseignant mise sur l’apprentissage par le faire. Pour intéresser les enfants, il part de leurs univers. Il réfléchit avec elles et eux sur leurs pratiques.
Ce mardi matin d’octobre, lorsque nous interrogeons Beytullah, Bella, Abou Bakr et leurs camarades, sur leur manière de s’informer, ils et elles citent d’abord les chaînes d’information. Leurs pratiques font écho aux habitudes des parents. La télé allumée dans le salon familial ne passe pas inaperçue.
« Il y a 10 ans, tous les enfants écoutaient la radio NRJ ou Skyrock, mais ce n’est plus le cas. Ils ne savent plus très clairement ce qu’est une radio », constate Eric Bonneau. La classe radio permet d’appliquer une forme de pédagogie active : les enfants sont dans le rôle de petit·es reporter.ices. Ils et elles vont sur le terrain, cherchent des informations et travaillent différents genres journalistiques.
Cette « pédagogie du faire », Xavier Gillet, journaliste indépendant puis enseignant et aujourd’hui formateur spécialisé sur le premier degré au CLEMI, la préconise : « Il faut qu’ils soient acteurs de l’apprentissage ». Très sollicité sur les fake news, le CLEMI préfère d’abord éduquer à la construction d’une information. Reprendre les fondamentaux, surtout à cet âge-là, c’est important pour Xavier Gillet. À commencer par la définition d’une information et du métier de journaliste.
Des questions que nous avons posées aux élèves de CM2 de Lormont :
Pour les élèves interrogé·es, tout semble parfois ressembler à une information. La distinction entre un fait nouveau, vérifié et une opinion ou une rumeur est encore difficile. Leurs réponses nous confirment l’intérêt de multiplier et de développer les ateliers d’EMI en école primaire.
Maria Ghazi, docteure en neurosciences de l’éducation, prépare une thèse pour développer les interventions pédagogiques auprès des enfants pour les aider à distinguer le vrai du faux dans les informations. Elle considère que les interventions d’EMI peuvent être efficaces mais que la façon dont elles sont dispensées n’est pas toujours rigoureuse. « Aujourd’hui, nous n’avons pas de réponse précise sur ce qui peut ou non être abordé au primaire. Ce que l’on sait, c’est qu’il faut partir d’un niveau très basique », rappelle la chercheuse.
Pour elle, il vaut mieux éviter de parler de politique ou de guerres et s’affranchir des questions chocs pour ne pas les laisser dans l’incertitude. Maria Ghazi met en avant la grande hétérogénéité de maturité émotionnelle et de sensibilité des élèves au sein d’une même classe. Elle rappelle qu’il faut en tenir compte dans le contenu qu’on leur propose.
L’image comme support
La docteure en neurosciences de l’éducation prône l’utilisation de l’image dans les formations d’EMI pour le premier degré, à condition qu’elle ne soit pas trop violente : « on simplifie et on ne sature pas leurs capacités cognitives ». Il est préférable de sélectionner le contenu qui leur est montré, cependant, elle relativise leur impact : « Il ne faut pas non plus être trop alarmiste ». Certains enfants sont en mesure d’assimiler les images d’actualité s’ils et elles n’y sont confronté.es qu’occasionnellement. Si l’exposition est un facteur de risque, ce n’est pas une cause globale de l’anxiété des enfants.
Amandine Sanial, animatrice d’atelier EMI avec Far Ouest (média local du Sud-Ouest et engagé, qui explore les débats et les questionnements actuels), partage cet avis sur les images qui peuvent choquer les plus petit·es. En revanche, elle pense qu’il faut leur parler et leur expliquer l’actualité même si elle concerne des sujets sensibles. « De toute façon, les jeunes vont s’informer d’une manière ou d’une autre, donc autant qu’ils puissent avoir une explication et un contexte avec les images », explique la formatrice et journaliste.
Amine*, assis au deuxième rang de la classe de CM2 de l’école Jean Rostand, a par exemple vu des images à la télé du tremblement de terre au Maroc.
Face à ces contenus variés, les enfants doivent eux et elles-mêmes être en capacité de remettre en question leurs pensées. Maria Ghazi propose de leur expliquer ce que peut provoquer chez eux et elles une information, notamment quand elle fait face à leurs émotions. Elle s’appuie sur la théorie des trois systèmes du professeur de psychologie du développement, Olivier Houdé. Il travaille sur les mécanismes du développement et de l’apprentissage. « Avec l’EMI, il faut aider les enfants à développer leur contrôle inhibiteur », indique la neuroscientifique.
Théorie des trois systèmes
Selon Olivier Houdé, l’être humain repose sur trois systèmes différents :
– Le système heuristique : il a le mérite d’être rapide, intuitif et efficace, mais il peut nous amener à faire des erreurs de raisonnement et de jugement.
– Le système algorithmique : il est plus lent et demande plus d’efforts cognitifs, mais il est plus fiable et aboutit à un raisonnement plus rationnel.
– Pour passer du premier au deuxième, le système d’inhibition permet, si besoin, et comme cela est souvent le cas quand il s’agit d’évaluer des informations, de résister au système 1 pour activer le système 2 et donc d’aboutir à une pensée plus analytique et délibérative.
« Il y a un gros travail à faire auprès des parents »
Eric Bonneau, enseignant et formateur EMI en école primaire
Pour la chercheuse Maria Ghazi, sans ce contrôle inhibiteur, l’EMI seule pourrait ne pas être suffisante. Il lui manquerait son aspect cognitif. Plus on est jeune et moins le contrôle inhibiteur est développé. Formaliser les choses permet ainsi de résister plus aux informations sensationnelles qu’ils et elles reçoivent. Aujourd’hui, ce n’est pas fait dans l’EMI. « On est sur des choses plus classiques », regrette Maria Ghazi. « Il faut leur montrer l’utilité de penser sur ses pensées. »
L’éducation aux médias permet aux enfants de développer leur esprit critique, mais ce n’est pas suffisant. « Il y a un gros travail à faire auprès des parents », insiste Eric Bonneau. Il faut leur expliquer comment parler d’actualité à leurs enfants, quelles images leur montrer ou encore les sensibiliser eux et elles-mêmes à l’utilisation des réseaux sociaux. Une étape indispensable pour les enfants en école primaire qui passent encore beaucoup de temps avec leurs parents et agissent par mimétisme. Un des nouveaux terrains à conquérir pour l’EMI.
*prénom modifié
Eva Aronica @Eva_Aronica
Isabelle Veloso Vieira @Isabellevlv