Après la présidence de Jair Bolsonaro, frappée par plusieurs campagnes de désinformation virulentes, le Brésil commence à poser les premières pierres du combat contre les fake news. Mais les débuts de l’éducation aux médias se heurtent aux enjeux géopolitiques et sociaux du territoire.
Le gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva l’annonce comme « une étape importante ». La toute première semaine de l’éducation aux médias (EMI) au Brésil se tiendra du 23 au 27 octobre 2023. Un an après l’élection de la figure du Parti Travailliste, l’empreinte de la désinformation est toujours présente au Brésil. La conséquence de quatre ans, en forme de traumatisme, sous le mandat de l’ex-dirigeant ultra-conservateur Jair Bolsonaro.
Une mise à l’agenda qui fait débat
Côté institutions, cette première édition organisée par le ministère de l’Éducation et le secrétariat de la communication sociale, est une véritable consécration. Elle rassemblera les écoles de l’élémentaire au secondaire, les ONG, les collectifs,les universités, les militant·es et les éducateur·rices.
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En pleine préparation de l’événement, Maria Mandelli, représentante de l’institut Palavra Aberta qui coordonne la semaine de l’éducation aux médias, nous confie son enthousiasme : « C’est déjà un succès. Aucun événement de ce type n’a jamais été organisé par les autorités publiques au Brésil, explique-t-elle. Elle est donc très importante car elle met l’éducation aux médias à l’ordre du jour du gouvernement. »
Une volonté pleinement intégrée à l’agenda politique. Alors que le Brésil est devenu cet été le 51e signataire du Partenariat pour l’information et la démocratie, les alliés de Lula se sont emparés du sujet sur le plan législatif avec la loi anti-fake news lancée en 2020. Votée par le Sénat, elle est toujours en débat au Congrès et suscite la controverse : « Il faut faire attention avec ce genre de loi. Car il faut se demander qui détient la vérité de l’information », rappelle Emmanuel Colombié, journaliste à Forbidden Stories et ex-directeur du bureau des Amériques de Reporters sans frontières. Rédigée en six points, elle plaide à la fois pour la modération des contenus et « l’éducation à l’utilisation responsable d’Internet. »
« Le plus grand défi est de faire de l’éducation aux médias une politique d’Etat. »
Fabio Henrique Pereira, spécialiste de la désinformation au Brésil
La culture numérique est un enjeu majeur au Brésil, tant la « connectivité est élevée, mais l’accès à une éducation de qualité très inégal », explique Gabriela Litre, ingénieure de recherche, spécialiste des guerres de l’information en Amérique latine. Dans cette optique, la première semaine de l’EMI apparaît comme une façon de bousculer les habitudes de consommation de l’information. Pourtant elle recoupe de nombreux défis. Le plus grand, selon Fabio Henrique Pereira, spécialiste de la désinformation au Brésil : « en faire une politique d’État. Mais je doute qu’elle le devienne compte tenu des autres priorités. »
Répondre à une diversité de territoires
Dans ce cadre, l’efficacité de ces actions institutionnelles est à relativiser. De l’Amazonie, à Rio de Janeiro, en passant par le Nordeste et la Bahia, l’immensité du Brésil implique que chaque territoire est traversé par plusieurs réalités géographiques, culturelles, économiques et sociales. Ainsi, le rapport et l’accès à l’information est très différent entre un·e carioca (personne de Rio de Janeiro) issu·e d’un milieu aisé et un·e Brésilien·ne issu·e des favelas. Certain·es consomment à outrance le contenu produit par les grands groupes médiatiques du pays, alors que d’autres évoluent dans des déserts de l’information, où il n’y a pas de titre de presse locale.
« Près d’un tiers des Brésiliens âgés de 15 à 64 ans sont « analphabètes fonctionnels. »
Gabriela Litre, ingénieure de recherche spécialiste des guerres de l’information en Amérique latine
À cela, s’ajoute l’enjeu de l’alphabétisation. « Près d’un tiers des Brésiliens âgés de 15 à 64 ans sont « analphabètes fonctionnels », ce qui signifie qu’ils ont des difficultés à lire au-delà des mots clés dans la plupart des textes écrits », explique Gabriela Litre. Cette tranche de la population brésilienne, particulièrement réceptive à la diffusion de fausses informations, d’autant plus que « 86 % d’entre eux utilisent WhatsApp et 72 % Facebook », affirme la chercheuse.
Vers une éducation alternative aux médias
À l’image du projet Imprensa Jovem, développé par la municipalité de São Paulo, des initiatives institutionnelles d’éducation aux médias sont installées depuis des années, principalement dans les grandes métropoles. Mais les projets alternatifs sont tout aussi nécessaires. Luc Duffles Aldon, coprésident de l’association Autres Brésils, s’interroge sur la forme que l’EMI doit prendre : « Est-ce que c’est quelque chose de formalisé ou de plus libre, qui ne se limite pas aux ateliers en classe ? »
« Nous devons dialoguer avec les groupes évangéliques et catholiques conservateurs. »
Eliara Santana, journaliste et docteure en analyse du discours médiatique au Brésil
L’éducation aux médias peut être alternative et s’exprimer sous de multiples formes. Pour ses défenseur·ses, l’enjeu se situe dans les lacunes des médias traditionnels à représenter toutes les identités brésiliennes. En Amazonie, l’école de journalisme et d’éducation aux médias indépendante, Abaré Escola, a vu le jour pour expérimenter un apprentissage qui étudie des thématiques transversales telles que la protection de l’environnement. Elle permet à des jeunes de communautés autochtones de développer des formes journalistiques qui leur correspondent.
La communauté afro-brésilienne a quant à elle saisi le créneau des réseaux sociaux pour proposer une information à contre-courant des représentations dominantes dans les médias. Surnommés les « cyber-influenceurs noirs », ils partagent leurs histoires, généralement occultées, à l’image d’Ana Paula Xongani. Elle propose entre autres du contenu sur la lutte contre le racisme.
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De la même manière, des chercheur·ses comme Eliara Santana, journaliste brésilienne et docteure en analyse du discours médiatique, s’accordent à dire qu’il faut échanger avec les cercles qui créent de la désinformation au Brésil : « Nous devons dialoguer avec les groupes évangéliques et catholiques conservateurs. Cela permettra de comprendre les narrations de ces mouvements et d ‘adapter l’éducation aux médias à ces réalités. »
Certaines actualités rappellent la nécessité de prendre en compte ces publics. Le 8 janvier 2023, le saccage du Congrès, de la Cour suprême et du Palais présidentiel à Brasilia témoigne du complotisme et de la désinformation encore prégnants au Brésil.
Emma Guillaume @EmmaGpro
Justine Roy @justiineroy