Sur TikTok ou Instagram, nombreux·ses sont les journalistes à se mettre en scène pour expliquer une actualité. Plusieurs rédactions adoptent les codes des réseaux sociaux pour attirer les jeunes. Nécessité ou facilité ? Si cette initiative cherche à recréer un lien de confiance entre médias et auditeur·ices, elle peut parfois être mal exploitée.
« On rentre par effraction dans la vie des gens, alors qu’ils veulent simplement se divertir, on veut les informer quand même », reconnaît Syrielle Mejias, journaliste au pôle vidéo du journal Le Monde. Selon le baromètre de confiance dans les médias Kantar-Onepoint pour La Croix, en 2022, 38% des jeunes de 18-24 ans s’intéressent à l’actualité. Un chiffre en baisse de 13 points sur un an, qui montre bien le décrochage de cette tranche d’âge vis-à-vis de l’information. Internet reste la source principale d’information pour ces jeunes (76%) et plus particulièrement, les réseaux sociaux, à 65%. Face à ces chiffres, les médias ont décidé d’agir et ont dû s’adapter. Parmi les techniques développées : l’incarné. La méthode a déjà fait ses preuves dans les journaux télévisés. Aujourd’hui, de nombreuses rédactions l’utilisent. Les vidéos incarnées des médias apparaissent sur les fils d’actualité de chaque utilisateur·ices, elles deviennent virales. Pédagogie, vulgarisation et tchatche sont de mise pour attirer ces générations à consommer l’information.
Varier les formats : une nécessité ?
« Il est 20 heures et je vous récap’ les infos de la journée ! », comme chaque soir, derrière son téléphone, Canelle Sab se filme dans les locaux de la rédaction de Brut. En 1 minute 30 maximum, elle résume les cinq informations de la journée. Actualités géopolitiques, culturelles ou sportives, tous les sujets sont abordés. Un écran de téléphone divisé en deux : en haut, des images d’illustration et, en dessous, la journaliste face caméra.
Au même moment, à quelques arrondissements parisiens de là, Syrielle Mejias se prépare pour son nouvel incarné. Au sein de sa rédaction, l’équipe compose, depuis 2020, les vidéos face caméra quotidiennes du Monde. Deux formats sont fabriqués, un d’une minute et un de trois. Celui d’une minute prend deux jours à être conçu. L’autre, de trois minutes, nécessite trois jours, avec, en plus, l’aide d’autres journalistes et d’un motion designer pour les graphismes. Le pôle vidéo du média bénéficie d’une dizaine de journalistes qui incarnent à tour de rôle. L’objectif : « donner un visage plus humain à l’incarnation, sans avoir une figure de proue ». Une ou plusieurs personnes, cela relève en réalité de multiples critères. L’enseignante chercheuse, Valérie Jeanne-Perrier, directrice de l’école de journalisme du Celsa, explique que, « l’incarnation, c’est une question de dosage, d’histoire du média. »
L’incarné, à consommer avec modération
Si les formats courts sont omniprésents sur les réseaux sociaux, la professeure en sciences de l’information et de la communication et auteure du livre Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux, Aurélie Aubert, tient toutefois à rappeler l’importance de les varier. « Le problème avec les réseaux sociaux, c’est que les contenus sont de plus en plus courts. On peut s’informer par ces plateformes, mais il faut aussi pouvoir consommer des formats longs. »
Court ou long, l’incarné, quant à lui, tente de s’adapter. Mettre un visage sur l’information reste l’objectif principal. Malgré tout, les journalistes reconnaissent que l’incarné peut être aussi une solution de facilité. Nacer Boubekeur, journaliste pour l’émission « C quoi l’info ? », diffusée sur les supports web de France Info, s’interroge : « Il ne faut pas que l’incarnation soit un prétexte, mais il existe aussi une réalité opérationnelle. Quand on manque d’images, n’est-ce pas mieux de se mettre en scène ? »
Parfois, des sujets ne s’y prêtent pourtant pas. Cartes, graphiques ou illustrations peuvent remplacer le visage d’un journaliste, qui donne seulement sa voix au sujet. Selon Canelle, certaines vidéos n’ont pas besoin d’incarné. Par exemple, lorsqu’il a fallu annoncer l’attentat qui a eu lieu dans un lycée à Arras, le vendredi 13 octobre 2023, montrer un visage n’était, pour elle, pas nécessaire.
La quête d’authenticité
Non seulement l’incarné présente un visage mais il implique également un décor adéquat, à ne pas négliger. Et pour cela, chacun·e sa méthode. Studio, locaux de la rédaction ou encore extérieur, une chose est sûre, les journalistes interviewé·es se refusent de filmer chez elles et eux, au risque de violer leur intimité. « Comme j’ai un set up (une installation pour tourner des vidéos), avant, je me filmais chez moi. Mais maintenant, je me filme principalement à la rédaction. Je sais que si je n’avais pas eu ce décor, je me serais interdit de tourner chez moi, parce que je ne veux pas qu’on voit là où j’habite », témoigne Canelle.
D’autres vont même plus loin. C’est le cas de Syrielle Mejias qui, pour ne pas avoir à montrer son intérieur, est déjà allée chez des collègues afin de brouiller les pistes.
De nos jours, concevoir un nouveau média basé sur l’incarné, c’est imaginer un décor artificiel propice à la diffusion. Créé en 2023, C quoi l’info ? a été conçue pour les jeunes. Nacer Boubekeur explique l’idée : adopter les codes des streamers et des réseaux sociaux. De son studio aux couleurs tamisées et à l’ambiance cosy, canapé, bibliothèque et néons obligent, le journaliste prend la parole face caméra. Pour lui, ça participe à un processus d’identification, « les gens doivent avoir envie d’y être ».
Acrobates des réseaux sociaux
Sur les réseaux sociaux, la rapidité est de mise. Pour se démarquer, les journalistes doivent manier des codes bien précis. « C’est essentiel, approuve Canelle Sab, si tu viens avec un format qui n’a pas l’air natif, ça saute aux yeux. On va tout le temps réfléchir aux codes. » Pour cela, dans les commentaires, des personnes peuvent parfois valoriser le travail journalistique ou le dénigrer. Dans son format 20 h sur Brut, Canelle a, par exemple, tenté une appropriation d’une tendance repérée sur TikTok : tenir un micro-cravate à la main. Elle a alors essuyé de nombreuses critiques, remettant en question son initiative de coller aux formats des réseaux sociaux sur lesquels elle s’implante avec ses vidéos.
Sur TikTok, au vu de la conception de l’algorithme – vrai problème mais autre sujet – il est très probable de swiper sur une vidéo de chou-fleur rôti, après avoir vu un décryptage sur l’inflation des prix des fruits et légumes de saison. Pour différencier la nature des vidéos, il reste donc important pour les médias de toujours s’ancrer dans des codes, journalistiques cette fois-ci. Pour Lara Van Dievoet, docteure en information et communication et co-autrice du livre Journalisme Mobile, « un journaliste doit avoir une bonne compréhension et une bonne connaissance des codes, avec la possibilité de les détourner à son avantage et de les adapter au journalisme. »
Détourner à son avantage les formats, c’est ce que font nos journalistes interviewé·es. Chacun jongle entre sa propre écriture, les codes imposés et la réception que le public pourrait avoir du sujet. Un travail de funambule. Selon une étude du Reuters Institute et de l’Université d’Oxford, en 2022, 15% des jeunes entre 18 et 24 ans utiliserait TikTok pour s’informer alors que 40% utilisent l’application pour se divertir. « Maintenant, l’enjeu, c’est de faire capter que tu es journaliste dans un média, mais tout en étant dans le cadre TikTok ou Instagram », lance Canelle.
Un gage de confiance
Si les jeunes, généralement, ne viennent pas sur les réseaux pour s’informer, quand des vidéos autour de l’actualité apparaissent sur leurs fils, elles doivent être parfaitement exécutées. « Comme on se montre, l’exigence doit être encore plus grande. Si jamais on dit quelque chose qui peut être mal interprété, la relation de confiance avec les gens peut être altérée », explique Syrielle Mejias. Renouer la confiance avec les médias, une mission que se donne l’incarné ? Pour Valérie Jeanne-Perrier, cela permet en tout cas de redonner de la valeur au travail du journaliste : « Dire ce qu’on fait, comment on le fait, faire vivre sa situation de travail, c’est aussi médiatiser la réalisation des reportages et donc offrir la preuve que ce travail est bien fait. » Mais pour que les sources et les citoyen·nes aient confiance envers les vidéos conçues, il est impératif, pour Lara Van Divoet, de s’identifier à une rédaction, à un média, « par exemple, par une veste de sa rédaction ou un autocollant sur son téléphone. » Autre élément important qui nourrit la confiance via l’incarné : le rendez-vous.
En publiant chaque jour une vidéo à une heure précise, le public développe une habitude. Se crée alors une proximité entre auditeur·ices et journalistes. « Dans l’information, ce qui est important, c’est la référence. Qui me parle ? Si dans l’image on a quelqu’un que vous reconnaissez, qui donne un rendez-vous, cela crée cette sensation de familiarité », atteste Valérie Jeanne-Perrier. Ce lien implique sa limite : l’excès de confiance.
Une relation toxique ?
Même si on ne lui a encore jamais demandé son avis, Nacer Boubekeur est facilement accosté sur les réseaux sociaux avec un ton familier : « Ce qui m’interpelle toujours, c’est que sur TikTok, les gens me tutoient. Ça me fait toujours un peu rire, mais c’est aussi l’intérêt de l’incarnation. » La proximité recherchée sur les réseaux sociaux autorise davantage les utilisateur·ices à parler, échanger et questionner, parfois en sortant du cadre journalistique. « Le danger, c’est qu’on est dans une société où, avec les réseaux sociaux, on est obligés de synthétiser sa pensée. On est plus dans le règne du faire par soi-même, dans la mise en scène et donc, ce n’est pas très étonnant qu’en face, les internautes se permettent de donner leurs avis », analyse Aurélie Aubert.
Et parfois, la limite est dépassée. « J’aime pas comment elle parle » ; « Pourquoi elle est habillée comme ça ? » ; « Qu’elle arrête avec ses mimiques ! » Ces commentaires fusent sous les vidéos des journalistes. En s’exposant, toutes et tous ont conscience du cyberharcèlement (forme de harcèlement puni par la loi, qui s’effectue via Internet et les smartphones) dont ils et elles peuvent être victimes. Un bien triste constat. Pire encore, ce cyberharcèlement est accentué sur les femmes. La crainte que ces critiques dépassent la frontière des écrans est un questionnement quotidien. « J’ai toujours peur de lire les commentaires car en général c’est très visé envers la personne qui incarne. Cette appréhension là je l’ai tout le temps, c’est quelque chose qui est assez difficile », témoigne avec amertume Canelle Sab. Si les femmes reçoivent plus de remarques sur la forme, les hommes sont davantage interpellés sur le fond, en témoigne Nacer Boubekeur : « Je ne subis pas du pur et dur cyberharcèlement. »
Pour la chercheuse Valérie Jeanne-Perrier, cette conséquence de l’incarné n’est pas étonnante. Elle serait liée à la frontière poreuse entre journalistes et internautes sur les réseaux sociaux. « Le fait d’être assez présent crée une espèce de fausse familiarité avec des publics qui s’autorisent ce type de commentaires. On se parle sans barrières, et ça peut être assez violent pour un journaliste dont le métier est de prendre une certaine forme de distance avec le public. »
Plusieurs défis, un même combat
Malgré des craintes, des peurs et des réflexions fondées sur la réception d’une information partagée par le biais de l’incarné, les journalistes persistent et gardent le cap : intéresser les jeunes à l’information.
La critique est inévitable, le compliment est optionnel. C’est dans ce monde manichéen que les journalistes tâtonnent sur les réseaux sociaux, se frayant une place dans la masse. Ces journalistes interviewé·es persistent, même s’ils ont conscience que l’algorithme joue pour beaucoup dans le nombre de vues par vidéo. Cela fait des années que la fin du papier est en vue, il résiste. La télévision serait également en perdition, mais reste le média le plus consommé. L’incarné subira-t-il le même sort ? Valérie Jeanne-Perrier émet une hypothèse : « Quand on aura toutes et tous vu trop d’images incarnées, peut-être qu’on en aura marre et qu’on voudra voir autre chose. C’est ce qui est difficile à saisir quand on est un média, comment peut-on varier les situations, quand il y a des modes qui sont portées par les rédactions mais surtout par des outils de communication ? » Les journalistes sont prêt·es, l’essence du métier est l’adaptabilité. L’incarné le reflète.
Anaëlle Colin @anaelle_cln
Eve Figuière @eve_fgre