La maîtrise des outils du web est devenue un incontournable dans les ateliers d’Éducation aux médias et à l’information (EMI). Un savoir-faire qui s’accompagne d’une culture numérique balbutiante. Pourtant, ces équipements sont quotidiennement utilisés par les élèves. La construction d’une véritable citoyenneté numérique est fragilisée pour la génération future.
Numérique. Dans les programmes d’Éducation aux médias et à l’information (EMI), ce terme est omniprésent. « Exploiter les données du numérique », « traitement des données numériques », « environnements numériques de travail »… Jamais très loin, vient le terme « outils ». C’est avant tout une maîtrise de certains d’entre eux : Excel, Google, YouTube… Autant de plateformes sur lesquelles les élèves naviguent en surface sans vraiment piquer une tête dans leurs profondeurs.
Pour le gouvernement, pas de temps à perdre. « Le renforcement des compétences numériques des élèves est aujourd’hui un impératif », selon la déclaration de l’ancien ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, en janvier 2023. Dans le viseur : France 2030, le projet du gouvernement pour devenir un « leader de demain ». Savoir utiliser les outils du numérique à l’école, c’est être employable sur le marché du travail dans le futur.
Chat GPT, catalyseur de l’IA anxiété
Pour l’heure, la panique règne. À en croire les titres de presse, l’irruption de ChatGTP sème la zizanie. Depuis novembre 2022, cette intelligence générative, capable de générer du contenu en fonction d’une demande, bouscule l’actualité. De l’« enfer » des professeur·es au « paradis de la triche », le corps enseignant hésite entre mise à l’écart ou inclusion de cette nouvelle technologie.
Mais dans les cours d’EMI, cet outil soulève d’autres questions. L’intelligence générative rebat les cartes de la recherche d’information, au cœur des missions de l’EMI. Et cela en mobilisant deux notions : celle de la maîtrise des outils numériques et de l’esprit critique.
À quoi bon apprendre aux enfants à utiliser des mots-clés sur Google si les IA deviennent les nouveaux moteurs de recherche ? Comment leur faire comprendre l’importance des sources alors que ChatGTP ne s’en soucie pas ? Comment réagir à l’IA-anxiété croissante d’élèves qui entendent qu’ils et elles vont être remplacé·es par des machines dans le monde professionnel ? Comment expliquer l’importance d’un·e journaliste alors que les médias expérimentent des IA pour écrire des articles ?
Formation enseignante 2.0
Ces questions émergent dans les classes. En face, un corps enseignant dénué de textes officiels sur le discours à adopter en classe sur les IA. Seule une lettre d’EduNum, publiée en mai 2023, appelle les enseignant·es de toutes les disciplines à « développer l’enseignement explicite de l’évaluation de l’information à l’école ». Sous-entendu, formez-vous.
« L’inclusion du numérique, c’est une révolution, ça oblige les personnels à monter en compétences pour pouvoir eux-mêmes maîtriser l’outil, l’écosystème et accompagner pédagogiquement les élèves », explique Pascal Bouzin, adjoint au Délégué Régional Académique de Bordeaux au Numérique Éducatif. La formation au numérique des enseignant·es est volontaire. Une partie se fait sur la plateforme PIX + Edu, généralisée à la rentrée 2023 à tous les personnels de l’Éducation. Le parcours est individualisé, non coercitif et permet d’avancer à son rythme – ou plutôt selon ses disponibilités. En complément, Canopée, réseau d’accompagnement au service des collectivités, offre la possibilité de réaliser des stages en présentiel.
Pascal Bouzin l’admet, « même s’il y a une politique très volontariste de la part du Ministère concernant la formation, ça dépend de l’appétence des personnels ». Or si certain·es enseignant·es surfent aisément sur le web, d’autres coulent. « J’ai commencé à enseigner en 1979, j’étais très passionné par les nouvelles technologies. Mais le monde enseignant est extrêmement frileux par rapport à cela », raconte Bruno Duchavelle, ancien enseignant et formateur en TICE et membre du laboratoire Techné à Poitiers. Pourtant, qu’ils et elles soient familier·ères du numérique ou non, les enseignant·es des cours d’EMI doivent s’y coller.
Pas de temps pour le numérique
Car s’il y a bien un mot qui caractérise l’EMI, c’est celui de la transversalité. « L’EMI et le numérique sont partout. Les maths, la physique, les sciences dures, les humanités y participent », rappelle Pascal Bouzin. Les professeur·es se chargent tant bien que mal de cet enseignement. Avec la contrainte de temps que cela implique. Entre un cours de volley-ball, une analyse de texte sur Racine et un cours de géographie sur l’industrie en France, les élèves assistent éventuellement à une heure d’EMI.
Avec des cours fragmentés, comment peuvent-ils et elles analyser profondément les mécaniques technologiques qui les entourent ? « Prendre dix minutes à expliquer l’algorithme de Google, c’est utiliser du temps pour une partie du programme qui n’est pas scrutée par l’Inspection », précise Julie Pascau, docteure en science de l’information et de la communication et formatrice en master MEEF à l’INSPE de Bordeaux. L’objectif consiste à rentabiliser le temps scolaire. Sans compter que se sont ajoutées des heures de français et de maths pour les collégien·nes et trente minutes de sport en primaire. « Il y a un grand écart entre ce que le ministère de l’Éducation dit et la réalité. La stratégie numérique est pleine de bonnes intentions. Dans la réalité, l’accent est mis sur les fondamentaux, les fondamentaux, les fondamentaux », insiste Bruno Duchavelle.
Les choix politiques ne concernent pas seulement les matières dites « essentielles ». Ils intègrent aussi des orientations idéologiques au sein de l’EMI. « On est davantage sur une transmission des valeurs de la République, de la laïcité, du respect de l’autre. Des aspects importants, mais l’analyse de la fabrique de l’information et du numérique le sont aussi », selon Julie Pascau. En une heure de cours, difficile donc de parler à la fois de l’Histoire de la presse, des caricatures et du droit d’auteur des Intelligences artificielles (IA) génératives. Et de se forger un esprit critique… Julie Pascau énonce : « Il faut qu’il y ait une progressivité dans l’enseignement (…) Ce sont des graines qu’on plante mais qui éclosent plus tard ». L’EMI a la mission d’arroser ces jeunes pousses.
Passer derrière l’écran
« Si on veut comprendre aujourd’hui le fonctionnement de ChatGTP, il faut remonter à l’origine de l’informatique. Et cela nécessite d’avoir une conscience historique qui ne peut se développer qu’avec l’enseignement de l’Histoire et de l’anthropologie des techniques », soutient Anne Alombert, maîtresse de conférences en philosophie contemporaine à Paris 8 et membre du Conseil National du Numérique.
La littératie numérique, selon l’OCDE, se définit en trois mots : utiliser, comprendre et créer. Là où l’EMI semble se focaliser sur la première, la philosophe préconise de replacer ces outils dans leur contexte. Sa proposition ? Créer un véritable cours d’Histoire des sciences.
Bien qu’ils y passent en moyenne trois heures par jour, la culture numérique des jeunes est moyenne. Selon une étude réalisée en 2018 par l’Association Internationale pour l’Évaluation du rendement scolaire, la littératie numérique des Français·es est dans la moyenne. Ils et elles maîtrisent les outils numériques, certes, mais basiquement. Seul 1% des élèves français·es « exerce un contrôle et un esprit critique lorsqu’il recherche des informations ». Le score des élèves dépend du « statut professionnel des parents » et du « capital culturel de la famille ». Et cet éloignement face au numérique concerne 16 millions de personnes en France. Difficile effectivement de démonter son ordinateur pour comprendre son fonctionnement quand on dispose seulement d’un smartphone chez soi.
Que ce soit clair. Les élèves ont une culture numérique. Ils et elles connaissent les « memes » du moment, façonnent leur algorithme TikTok pour ne voir que des recettes de cuisine et discernent la signification secrète de l’émoji aubergine. Leur connaissance est celle d’un usage quotidien, populaire et partagé. « Nous sommes face à des outils ergonomiques. Cette facilité cache un fonctionnement complexe et bien souvent masqué aux utilisateurs. Un des enjeux de l’EMI est de montrer ce qui se passe derrière les écrans », développe Anne Alombert.
Combien comprennent la mécanique des algorithmes de recommandation d’Instagram et Twitter ? Savent-iels que ChatGPT procède par déduction ? Que la Chine essaye de récupérer Taiwan y compris pour avoir accès à l’industrie des microprocesseurs ?
La génération tuto YouTube
Pour les élèves, l’autoformation est devenue chose commune. Apprendre à faire un trait d’eyeliner, à lire le japonais ou à comprendre le fonctionnement des IA… autant de choses possibles sur YouTube en autodidacte. « En dehors du temps scolaire, ils se créent davantage une culture de l’autonomie que ne permet pas l’école », complète Bruno Devauchelle.
Bien sûr, la plateforme de vidéos comporte son lot de contenus sensationnalistes, catastrophistes ou tout simplement faux. Il n’empêche que certain·es jeunes savent quoi regarder pour s’informer.
Parmi les ressources pertinentes : la chaîne française de vulgarisation scientifique Science4all. Lê Nguyen Hoang, mathématicien passé par l’école Polytechnique et le Massachusetts Institute of Technology (MIT), a lancé sa chaîne en 2016. Sa recette pour une bonne vidéo : sur un fond bleu, ajouter quelques captures d’écran d’articles pour illustrer et parsemer cela d’un script bien rodé. 340 000 followers, majoritairement des personnes entre 18 et 35 ans, se régalent de cette formule. Le vidéaste n’a pas attendu la tornade médiatique ChatGPT pour aborder la question des IA. Il y a cinq ans, il publiait déjà une série de 50 vidéos sur le fonctionnement mathématique, philosophique et politique des automates conversationnels.
Lê Nguyen Hoang poursuit ses décryptages : « Initialement, faire des vidéos sur YouTube était quelque chose qui me passionnait. Depuis l’avènement de l’Intelligence artificielle, je sens que c’est même un devoir citoyen que d’essayer d’amener les gens à comprendre les enjeux et les transformations scientifiques. » L’école étant moins réactive, des membres de la société civile s’emparent de ces sujets. Des compétences certes complexes mais nécessaires à la formation d’un·e internaute éclairé·e.
Marie Colin @Marie_Colin_
Léa Petit Scalogna @LeaPetitSca